7.

Vers minuit, Shushô fut réveillée par des cris. Au début, ce n’était qu’un rêve. Elle se trouvait chez elle et, à travers les barreaux d’une fenêtre, fixait des yeux un coin du jardin. Les cris semblaient provenir de derrière un petit bosquet bien taillé qu’elle apercevait, tout proche. Des cris de terreur. C’était son père qui criait !

Je dois le sauver !

Mais la maison était complètement barricadée. Impossible d’en sortir.

Vite ! Je dois absolument l’aider !

Elle courait le long des couloirs, cherchant désespérément une sortie, mais elles étaient toutes condamnées par des grilles de fer. Elle s’agrippait aux barreaux, pestait contre ces entraves, et en même temps elle se sentait rassurée d’être bloquée à l’intérieur.

Au moins, je ne vois pas dans quel état terrible se trouve mon père…

Elle était partagée entre l’envie de crier et celle de pleurer.

Puis elle se réveilla. Elle n’eut pas le temps de se réjouir d’avoir seulement rêvé cette scène. Rapidement, elle comprit que, tout près d’elle, se passait quelque chose de bien pire encore. Elle voulut bondir sur ses pieds en hurlant, mais quelqu’un la ceinturait fermement par-derrière, une main collée sur sa bouche.

Qu’est-ce qui se passe ?

Les cris laissaient pourtant peu de doutes sur ce qui se déroulait en cet instant. Malheureusement, ou heureusement, son corps était plaqué contre celui du sûgu qui l’empêchait de voir le drame. Pour l’heure, tout ce qu’elle voyait, c’était le visage de Rikô. L’expression de tension extrême qu’elle y lut malgré l’obscurité la surprit. Il regardait derrière lui, la mâchoire crispée, une épée dans sa main droite. Shushô entendit les cris redoubler de stupeur et de rage. Elle se secoua violemment.

— Bouge pas ! Tu te souviens de ce qu’a dit Gankyû ?

Elle leva les yeux vers lui et répondit par l’affirmative d’un clignement de paupières.

Il avait dit : « Ne t’éloigne jamais du convoi. Ne quitte jamais la route pour t’enfoncer dans la forêt. Si une ombre apparaît sur le sol, ne lève pas les yeux vers le ciel et mets-toi à couvert sous les arbres. Si un yôma approche, cache-toi dans un fourré ou colle-toi contre un arbre. Garde le silence et ne bouge pas. Les yôma n’ont pas une bonne vue : si tu plaques ton corps contre le tronc, ils ne te distingueront pas. Et si possible, choisis un arbre dont l’écorce dégage une odeur forte, comme le pin, ils ne décèleront pas ta présence à moins de s’approcher tout près. »

Elle avait beau se souvenir des recommandations de Gankyû, elle ne parvenait pas à réprimer les soubresauts qui l’agitaient.

Les hurlements de terreur, le hennissement des chevaux, les cris de lutte… Que s’était-il donc passé ? Et que se passait-il en ce moment ? L’ignorance de ce qui se déroulait ne faisait qu’accroître sa peur et, en même temps, elle aurait préféré ne rien savoir du tout et se réfugier dans le sommeil. À son réveil, tout serait peut-être fini…

Le seul moyen de surmonter la frayeur qui l’envahissait fut de coller sa tête contre le pelage du sûgu. Seisai paraissait calme, comme endormi. Mais Shushô percevait distinctement sous sa joue la respiration accélérée de l’animal : lui aussi savait ce qu’il devait faire en un pareil instant. Elle ferma les yeux et se blottit contre lui.

Et puis soudain, au bout d’un certain temps – long ou court, Shushô n’aurait su le dire –, les cris de terreur se changèrent en cris de joie. Immédiatement, Rikô desserra son étreinte.

— C’est fini ? dit Shushô d’une petite voix en rouvrant les yeux.

Elle se redressa pour voir ce qui se passait et entendit alors la voix de Gankyû qui courait vers eux.

— On se tire ! Dépêchez-vous !

Lorsqu’il arriva à leur hauteur, Shushô sentit qu’il dégageait une mauvaise odeur. Derrière lui, on voyait la lueur rougeoyante du feu à moitié éteint et des gens qui s’agitaient autour. Que s’était-il réellement passé ?

— Gankyû, c’était quoi ?

— Tu n’as pas entendu ? Dépêche-toi, je te dis ! cria-t-il en sellant son haku.

Ses bagages étaient déjà faits. Il les fixa sur la croupe de l’animal et prit un paquet enveloppé dans du cuir qu’il s’accrocha sur les épaules. Quand Rikô commença à rassembler ses affaires, Gankyû avait déjà fini de rouler la toile de sol et enfourché sa monture. Quelques instants plus tard, Rikô et Shushô, montés sur le dos de Seisai, étaient prêts à partir.

— Allons-y ! ordonna Gankyû.

Et d’un coup sec sur ses rênes, il lança son haku. Seisai bondit à sa suite, avant même que Rikô le lui demande.

— Écartez-vous ! cria Gankyû.

Les personnes qui s’activaient encore autour du campement se poussèrent aussitôt pour les laisser passer. Sur les visages, les expressions allaient de la surprise à la frayeur devant cette apparition subite. Derrière eux, Shushô aperçut une énorme masse sombre, une sorte d’oiseau monstrueux gisant au sol, immobile. Agrippée à Rikô, Shushô se pencha vers son oreille.

— Rikô, qu’est-ce qui s’est passé ?

Il se retourna vers elle. À la lumière du clair de lune, elle vit qu’un léger sourire flottait sur son visage. Il ne lui en fallait pas plus pour la rassurer : en un pareil moment, quelqu’un était encore capable de sourire !

— Quelque chose… dit-il.

— Un yôma ?

— Oui, peut-être.

Rikô se tourna vers Gankyû qui chevauchait à ses côtés.

— Se déplacer maintenant, c’est plus prudent, tu es sûr ?

Gankyû confirma de la tête. Au même instant, ils entendirent les cris d’autres cavaliers qui pénétraient au galop dans la forêt. D’autres suivaient derrière, s’éloignant rapidement du campement. Ceux qui n’avaient pas encore rassemblé leurs affaires regardaient passer, indécis, ceux qui déjà s’enfuyaient en courant.

— Où allez-vous ?

— Sauvez-vous ! Vite ! Le sang va attirer les yôma ! Ils seront bientôt là !

Sur le moment, ils restèrent là, bouche bée, paraissant ne pas très bien comprendre ce qu’on leur disait. Puis subitement, ils se mirent à courir en poussant des cris étranges.

Laissant l’agitation se propager derrière eux, les cavaliers galopaient maintenant à bride abattue, regroupés en une troupe de quelques dizaines de personnes. Au bout d’un certain temps, les clameurs s’estompèrent et les lumières du campement devinrent invisibles. Ils ralentirent leur allure.

— Gankyû, il n’y a plus de danger ? Les yôma ne risquent pas de nous attaquer ? demanda Shushô d’une voix qu’elle voulait ferme, mais dont elle ne put maîtriser le léger tremblement causé par la peur.

— T’en fais pas. Tout va bien maintenant.

Celui qui venait de lui répondre n’était pas Gankyû mais un homme à leurs côtés, monté sur un rokushoku, une sorte de cheval dont la robe était striée comme celle d’un tigre.

— Chaque yôma possède son propre territoire. Ça nous laisse un peu de temps avant que d’autres quittent le leur pour venir jusqu’ici.

— Vous êtes sûr ?

L’homme hocha la tête. Il était d’une stature imposante et avait l’air solide comme un roc. Il serrait une grande épée dans son poing.

— Au fait, il paraît que tu fais le voyage avec un shushi ? C’est lui ? dit-il en pointant Rikô du menton.

— Un shushi ? fit Shushô sans comprendre.

— Non, ce n’est pas moi, répondit Rikô. C’est celui avec le haku, devant.

— Ah, d’accord, dit l’homme.

Et il talonna sa monture pour venir se placer à la hauteur de Gankyû.

— Rikô, c’est quoi un shushi ? demanda Shushô.

Il se retourna vers elle puis fit stopper son sûgu.

— Mets-toi devant. Je pense que tu seras mieux.

À dire vrai, en croupe derrière Rikô, elle n’était pas tranquille de savoir son dos exposé. Elle mit pied à terre et Rikô l’aida à remonter en selle. Il reprit les rênes en main et, lorsqu’elle fut bien calée entre ses bras, elle se sentit immédiatement rassurée.

— Les shushi, ce sont les chasseurs de cadavres. C’est la même chose en fait, dit-il en relançant Seisai.

L’animal partit au petit trot.

— Nous, on les appelle chasseurs de cadavres. Mais entre eux, ils se désignent sous le nom de shushi, ce qui veut dire « homme rouge ». Et tous ceux qui travaillent dans la mer Jaune les appellent ainsi.

— Pourtant Gankyû s’est présenté lui-même comme chasseur de cadavres.

— C’était sûrement ironique. Une façon de ne pas se prendre au sérieux. « Chasseur de cadavres », ça veut dire : « qui ramène pour tout butin le cadavre d’un collègue ». C’est plutôt péjoratif comme expression.

— Ah bon…

Shushô porta son regard sur Gankyû en train de converser avec l’homme qui chevauchait le rokushoku.

— Les shushi et les gôshi sont des shumin, c’est-à-dire qu’ils appartiennent au « peuple rouge », continua Rikô.

— Des shumin ? Qu’est-ce que c’est ? Quelle est la différence entre shushi et shumin ?

— Tu as déjà vu des spectacles de saltimbanques, n’est-ce pas ? Est-ce que tu sais pourquoi on les appelle aussi les shusei, les « passeports vermillon » ?

— Euh… Ah oui : parce que leur passeport est de couleur vermillon.

— Exactement. Tous les nomades, les gens du voyage qui vivent de petit commerce ambulant, de spectacles forains et cetera, on les appelle tous « shumin », « le peuple rouge », parce que leur passeport est rouge vermillon. L’origine de ce mot vient de ce que lorsqu’une personne perd son passeport, l’administration lui en délivre un autre, barré d’une ligne vermillon, pour bien signifier que c’est un document provisoire. Et on appelle ce type de passeport « shusei », c’est-à-dire « un passeport qui porte une marque vermillon ». Et les gens qui voyagent en permanence possèdent un passeport identique. C’est pourquoi on les appelle eux aussi « shusei » ou « shumin », les passeports rouge vermillon ou le peuple rouge.

— Ah, je comprends.

— Et les shumin appellent les chasseurs de cadavres « shushi », c’est-à-dire « hommes rouges », ce qui veut dire qu’ils sont des leurs. Les shumin ont énormément de respect pour les gens qui chassent dans la mer Jaune.

— C’est vrai ? Et les gôshi, alors ? Qui sont-ils ?

— Les gôshi sont aussi des shumin. Et comme les shushi, ils travaillent aussi dans la mer Jaune. D’ailleurs, gôshi, ça veut dire « homme fort », mais ça veut dire aussi « homme des monts Kongô ». Contrairement aux shushi, ils louent leurs services à d’autres personnes comme guides et gardes du corps. C’est pourquoi les shushi sont généralement plus respectés des autres shumin, car ils sont libres et fiers.

— Ah bon ? Les shushi sont donc plus estimés que les gôshi…

— Les shumin se désignent aussi sous le nom de kômin, « le peuple jaune », parce qu’ils se considèrent comme les enfants de la mer Jaune, ou bien encore de Kôshu, « le peuple rouge et jaune ». On dit même qu’il y a très longtemps, ils teintaient leur passeport en jaune. Mais ils ont cessé de le faire parce que le jaune est la couleur du kirin. À moins qu’on ne leur ait interdit…

— Je ne savais pas… murmura Shushô.

Au même instant, leur groupe fut rattrapé par des poursuivants.

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